Éloge du pré – imaginaire et poésie


Photo de Jean-Loup Trassard

Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite, il va filer

L’invitation de Paul Fort est un slogan poétique qui nourrit notre imaginaire de puis que le poète l’a lancée en 1917, à un moment où la guerre n’en finissait pas d’avaler les hommes et la terre. Face au cataclysme, le poète propose d’aller courir dans les prés, de fuir le monde déshumanisé de la guerre industrielle et de trouver la paix au milieu de l’herbe. Est-ce un appel à la désertion ? Vraisemblablement. Car le bonheur ne se trouvera jamais dans la valse des obus ou le gaz moutarde.

Il y a fort à parier que Paul Fort connaissait le Psaume 22, un des plus connus, un des plus beaux aussi, où il est dit Sur des prés d’herbe fraîche, il me fait reposer. Le meilleur est ici une surface d’herbe et l’envie de s’y reposer. Dormir dans un pré. Se coucher sur l’herbe. Loin de nos vies abîmées. Se régénérer, entamer avec le trèfle et les graminées de doux dialogues où on glisse sans s’en apercevoir dans le plus réparateur des sommeils.

Le pré est un lieu de refuge, l’image d’un Eden à portée de main. Il est cela et bien plus encore.

Le pré est une réalité forte de notre inconscient collectif. Les publicistes, toujours prêts à nous flatter dans le sens du poil, ne s’y trompent pas. Ils nous proposent des prés pour chaque fromage auvergnat ou plaquette de beurre normand avec vaches décoratives. Ce sont des malins, tous comme les candidats aux élections dont les affiches ne manquent pas de s’afficher sur fond d’herbe tendre. De la vache Milka à Belle des Champs en passant par l’ami du petit-déjeuner. Les feuilletons des années 70 ne sont pas en reste et l’un des plus fameux d’entre eux avait même pour titre : La petite maison dans la prairie. Dans le Minnesota, la famille Ingaels file le bonheur parfait au milieu des immensités d’herbe. Tout le monde se souvient du générique où les trois filles de Charles courent dans l’herbe. La plus petite tombe, tout le monde rit. Quand un enfant tombe dans l’herbe, ce n’est jamais grave. Car l’herbe est la douceur même. Lecomte de Lisle confirme : « L’herbe est plus douce que le sommeil ».  Flaubert ajoute : « On peut mettre un immense amour dans l’histoire d’un brin d’herbe. » Victor Hugo renchérit : « Passants, faites grâce à la plante obscure. »  en l’honneur de ce que nous appelons communément herbes folles, herbes des talus ou tout simplement mauvaises herbes.

Dans sa définition a minima, le pré est une surface d’herbe à usage agricole. Mais si on y regarde de plus près, on s’aperçoit que les différents usages appellent une quantité de désignations qui témoignent d’une réalité multiple :

Herbage, alpage, estive, gazon, herbière, pacage, pâtis, pâtural, pâturage, pâture. La prairie peut être naturelle ou permanente, artificielle ou temporaire, flottante, ambulante. Le pré peut être arable (ou Dries en flamand), humide, salé, de fauche ou d’embouche. On parle aussi de la vaine-pâture, du gros foin, du finage, du schorre, du regain. Il y a aussi les espaces naturels enherbés qui l’on peut associer plus ou moins aux prairies : sagnes des tourbières, mollières…. La liste reste ouverte. Chaque région a ses appellations spécifiques.

Le tapis d’herbes que constitue une prairie est composé de nombreuses espèces que le commun des mortels ne différentie pas. Seuls les boutons d’or et les marguerites sont aisément  reconnus et nommés. La blancheur des premiers et le jaune exquis des secondes créent avec l’herbe une harmonie sans pareille.

Agrostide, brome, avoine jaunâtre, crételle, dactyle, fétuque, flouve, houlque, pâturin, ray-grass, vulpin, minette, sainfoin, luzerne, trèfle, fléole, orchis, renoncule, gaillet, cardamine, brunelle, campanule, achillée, arnica des Hautes-Vosges, narcisses du Cantal, et bien d’autres encore. Tous ces noms qui chantent aux lisières si fécondes de la poésie et de la science botanique ! Il faudrait les réciter, les psalmodier, les soirs où on n’y croit plus et les matins où on repart malgré tout d’un pied vif sur nos chemins usés.

Prenons cependant garde au colchique. Un célèbre poème d’Apollinaire nous avertit : le colchique peut empoisonner les vaches. Une chanson-comptine nous rassure … Colchique dans les prés fleurissent, fleurissent… Les comptines ont toujours raison. Qu’on se le tienne pour dit.

Si on s’éloigne quelques instants de notre pré carré agricole et qu’on envisage toutes les possibilités de l’herbe, on s’aperçoit qu’elle est en fait partout. Greens de golf, terrains de foot avant l’arrivée du gazon synthétique, sur lequel il est préférable de laisser planer le silence, et bien sûr les pelouses individuelles. Ces dernières sont les cousines éloignées des prairies. Elles sont nées dans l’Angleterre de la Révolution industrielle. Le peuple des campagnes anglaises arrive en ville pour travailler dans l’industrie textile et récrée une prairie miniature derrière les maisons ouvrières. Je ne sais si les habitants des lotissements périurbains actuels ressentent cette même parenté avec leurs ancêtres paysans quand ils organisent un barbecue mais le lien existe. En fait, l’herbe est partout. Elle persiste, s’insinue là où on ne l’attend pas, dans une fissure, elle longe nos routes, elle est tellement là qu’on ne lui prête pas attention.  Lambeaux et miettes de prairie !

L’herbe des prés a une fonction nourricière reliée à l’élevage. Comme son nom l’indique, la pâture a pour fonction de pâturer vaches et moutons. N’oublions pas les cochons qui autrefois avaient l’honneur de les fouler, ou les oies, grandes mangeuses d’herbe, et bien sûr les chevaux. Selon Roland Dubillard, la vache est fille de l’herbe. Elle rumine jusqu’aux lumineuses pelouses du ciel. Combien de tableaux, des grands maîtres hollandais aux impressionnistes, représentent une prairie avec des vaches qui paissent ! A chaque fois, la même impression de sérénité nous étreint. Qu’y a-t-il de plus apaisant, de plus bucolique qu’une coterie de vaches dans une prairie ?

Si les vaches ont une visibilité évidente, il n’en va pas de même des autres habitants de l’herbe, beaucoup plus discrets. DansFureur et mystère, René Char fait un recensement poétique de la petite faune prairiale. Il arrive parfois qu’un poète nous parle dans sa langue natale et il se trouve que c’est aussi la nôtre.

Le peuple des prés m’enchante. Sa beauté frêle et dépourvue de venin, je ne me lasse pas de la réciter. Le campagnol, la taupe, sombres enfants perdus dans la chimère de l’herbe, l’orvet, fils du verre, le grillon, moutonnier comme pas un, la sauterelle qui claque et compte son linge, le papillon qui simule l’ivresse et agace les fleurs de ses hoquets silencieux, les fourmis assagies par la grande étendue verte, et immédiatement au-dessus les météores hirondelles…Prairie, vous êtes le boîtier du jour.

J’ai grandi dans une ferme dans la campagne bailleuloise. La ferme possédait trois parcelles de pâtures et de prés. J’aimais plus que tout l’idée que mes grands-parents et ceux qui les avaient précédés aient connu ces prés tels qu’ils étaient au moment où je m’y promenais. Une sorte d’éternité de l’herbe. Les vaches étaient au nombre de huit. Les appeler par leurs noms n’était pas un problème. Il y avait des haies limitrophes, à l’ombre desquelles les vaches pouvaient se reposer. J’aimais observer les jeunes veaux qui prenaient plaisir à batifoler. Ces prés ont disparu, transformés en terre à maïs et à betteraves. Une des parcelles était réservée au foin. Quand arrivait la belle saison et que le mois de juin nous donnait l’envie de l’été, l’herbe était fauchée. Elle distillait une odeur puissante et enivrante, qui se transformait au fur et à mesure que la fourche retournait les andains pour les sécher. Arrivait le jour de la presse, qui fabriquait de lourds ballots à transporter dans des greniers. La fenaison est un moment particulier, une fête des sens. Alain Corbin, historien et auteur d’un ouvrage intitulé La Fraîcheur de l’herbe : L’herbe est porteuse d’origine, elle semble garder la saveur des premiers temps du monde. Il ajoute : Le nombre d’enfants familiers de l’herbe et de ses plaisirs se raréfie année après année. Notre contact direct avec la nature s’appauvrit. Il y a bien sûr le temps des vacances et des balades du week-end où le contact est parfois renoué, mais cela suffit-il ? Il est bien sûr difficile d’aller marcher dans les prés. Ce sont des espaces privés, agricoles, où il y a parfois du bétail. Les autres espaces d’herbe ne sont pas toujours accessibles. Les panneaux : « pelouse interdite » portent un message on ne peut plus clair. Un accès facilité aux grandes surfaces d’herbe, naturelles ou non, serait pourtant salutaire. On pourrait y marcher, y danser, s’y rouler, tout ce qu’on veut.

Les prés ont une histoire. Elle est documentée. Quelques repères en passant :

Après les grands défrichements du néolithique et le développement de l’élevage, les espaces à vocation agricole ont progressé. Sous Henri IV, Sully lance son célèbre slogan : « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France. »  A la même époque, Olivier de Serres, considéré comme le père de l’agronomie française, qualifie le pâturage de « pièce glorieuse du domaine ». Un système de prés communaux, donc collectifs, perdure pendant plusieurs siècles.

Après la 2nde guerre mondiale, une révolution fourragère a voulu faire table rase du passé. La prairie permanente était considérée comme impropre au progrès et devait céder la place à la prairie semée. Une deuxième phase d’intensification a eu lieu avec la systématisation du maïs d’ensilage, ce que l’on appelle le « système maïs-soja », productiviste. Certains éleveurs bio actuels s’en sortent très bien avec un système de pâturage, ce qui prouve que les plans agronomiques les plus pointus ne sont pas toujours pertinents.

  Il y aurait bien d’autres choses à dire sur les prés et leur histoire. J’y reviendrai peut-être. En attendant et pour conclure, trois citations, parmi d’autres, qui disent, mieux que de longues analyses, la nécessité des prés dans nos vies  :

Jean Giono : Les herbes, c’était comme de la nouvelle mariée, toutes en fleurs blanches et du rire d’herbe qui luisait sur des kilomètres.

John Alec Baker : De la petite herbe printanière, propre et vive comme de l’eau de mer. J’y enfouis le visage, je la respire, je respire le printemps.

Walt Whitman :  Je crois qu’une feuille d’herbe n’est en rien inférieure au labeur des étoiles.

William Wordsworth (avec Nathalie Wood en embuscade) : Though nothing can bring back the hour of splendour in the grass. (Rien ne peut faire revenir ces heures de splendeur dans l’herbe).

Doisneau – Ardèche 1953
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